Le visiteur du soir

Quelle idée d'avoir pris la route de ce temps !
Si le trajet de St Claude vers Besançon était assez dégagé , la route qui mène vers le plateau du Lomont était enneigée , balayée par le vent .
Tristan arriva par Pierrefontaine , et de loin aperçut enfin , vers le soir , les villages de Laviron ,et le chateau , où le Franc Comte l'avait convoqué . Il se demandait bien pourquoi , lui qui était né à Laviron , son Seigneur l'avait mandé en son château . Lui reprocher son départ de Laviron ? Il n'était pas mainmortable , et pouvait donc quitter le village , sans poursuites ni désaveu . Mais alors quid ?

Le cheval avance doucement , sur le sol couvert de neige , dans la rue , où enfant Tristan faisait mille bêtises . Il n'y a pas un chat , les paysans du lieu se tiennent serrés dans la chambre du poële , se chauffant à la douce chaleur du feu . Tristan passe la poterne arrive au poste de garde , il ne semble y avoir personne .

Attachant son cheval à l'anneau , il s'adosse contre le mur , emmitouflé de sa couverture de chaude laine , saisit sa rote et chantonne un chant de son enfance :

Las Souercie de Laviron................................Les Sorciers de Laviron *

A pu de dé lie à la rande............................... A plus de dix lieues à la ronde
On ne pale pa tou lou monde..........................On ne parle par tout le monde
Que des Souercie de Laviron..........................Que des sorciers de Laviron
Qu’i lou sin tou pu que des diabes...................Qu’ils le soient tous plus que des diables ,
Ou qu’i n’y en esse ditou pon..........................Ou qu’il n’y en eût du tout point ,
Ou qu’au to des lois feodales..........................Où qu’au temps des lois féodales
Avan la Révolution.........................................Avant la révolution
I-en esse aeu queque môson ,....................... Il y en eût en quelque maison ,
Maintenain l’on ain tous lou nom ;....................Maintenant ils en tous le nom .
C’é ce peut nom que l’étraindgié ....................C’est ce nom que l’étranger
No croitche au nâ quan l’et couercié.................Nous crache au nez quand il est fâché .

I en a san doute à Laviron ..............................Il y en a sans doute à Laviron
Que sain la loi du talion...................................Qui savent la loi du talion ,
Que ne recueille pa n’indjure ..........................Qui ne reçoivent pas une injure
Sans la pahie avô usure ; ...............................Sans la payer avec usure ;
Mais i ne veû pâ racontâ..................................Mais je ne veux pas raconter
Les endjama de la coulère................................Les saillies de la colère
I préferou queque mystere...............................Je préfère quelque mystère
Que ma révéla mon tatâ ..................................Que m’a révélé mon oncle .

Or in bé djeu qu’a lai campaigne.......................Or , un beau jour qu’à la campagne
Nos étin à nôs ômusâ.......................................Nous étions à nous amuser
Vois le bin c’te belle montaigne ?.......................Vois tu bien cette montagne ?
Me dit i d’in ton satisfâ......................................Me dit il d’un ton satisfait
(Moi i beuillô de tou mes euille).........................(Moi je regardais de tous mes yeux)
C’et là que dans tou to paissâ............................C’est là que dans le temps passé
Lou djogeu sabat se fesà...................................Le joyeux sabbat se faisait
Les djan , pu loidgie que des feuilles ,.................Les gens plus légers que des feuilles ,
Y voulin quema la possa....................................Y volaient comme la pousse [poussière]
L’airivin lou veti en fête.....................................Ils arrivaient tous vêtus en fête ,
Les ribô djouquin su ilou tête ,............................Les rubans sautillant sur leur tête
Omé les chouet de la séson ...............................parmi les fleurs de la saison
Au bon to , cétâ des violotes...............................Au printemps , c’était des violettes
Lou vouahin , de biantche lovrote ;.....................L’automne , de blanches louvrettes [colchiques]
D’ailleurs l’avin tout à foison...............................D’ailleurs ils avaient tout à foison
Et se pimpin à lleu façon....................................Et se paimpaient à leur façon
O qualité de vrâ souercie,..................................En qualité de vrais sorciers ,
Toute chose les pu djolie ,.................................Toutes choses les plus jolies
Ne li côtin que de souata ;.................................Ne leur coûtaient que de souhaiter
Les bolle vêture de soue....................................Les belles vêtures de soie
Et les habits tout brodâ d’oue.............................Et les habits tout brodés d’or,
Les parin à llou volontâ......................................Les paraient à leur volonté


C’étâ toidge pa ne neu châre,..............................C’était toujours par nuit claire
Sans vô , sans pieudge et sans toinare ,...............sans vent , sans pluie et sans tonnerre
Que l’assembia se ramadja ,................................Que l’assemblée se ramassait
A menneu djeuste , lou souercie ,.........................A minuit juste , le sorcier
Que le devâ tou révoillie ,....................................Qui les devait tous réveiller
Poussâ in cri que ressoina....................................Poussait un cri qui résonnait
Djusque au coeu de tou les confrâre.....................Jusqu’au cœur de tous les confrères
Aussitô l’étin dans les âre....................................Aussitôt ils étaient dans les airs
A tchevau tretu...................................................A cheval tous
Bin otoda............................................................Bien entendu
Su lou véille fetchcu.............................................Sur leur vieux fichecu [manche à balai]
C’étâ tou meuble necessâre,................................C’était le meuble nécessaire
Seul’mo i lou faga tcharmâst................................Il le fallait enchanter
I l’ocambin dô la tchèmnâ....................................Ils l’enjambaient dès la cheminée
Et voulin pu vite que l’oure...................................Et volaient plus vite que le vent ,
Contre Tchété querelua........................................Vers château qui reluisait
Quemo n’église illumina.......................................Comme une Eglise illuminée
On les voyâ desçodre et tchoure...........................On les voyait descendre et choir
De tous les san pa camâ......................................De tous les côtés par camée [troupe]
Quemo la noidge ès djeu d’avâ.............................Comme la neige aux jours d’hiver
Lou guelchilot de la montaigne..............................Le sommet de la montagne
Qu’offre ocouel ne vaste campaigne......................Qui offre encore une vaste campagne
S’en trouva bintôt tout grebi.................................S’en trouvait bientôt tout couvert
L’oquemocin pa s’goberdgie.................................ils commençaient par se goberger
Et finissin pa s’redjoui..........................................Et finissaient par s’égayer
Ce n’étâ que table dressie...................................Ce n’étaient que tables dressées
Que beuli , pâté et reuti.......................................Que bouilli , pâtés et rôtis
Que liqueur douce et vin choisi.............................Que liqueur douce et vin choisi
Que bue et sanglie tou otie..................................Que bœuf et sanglier tout entiers ,
Que bonbon fin et gra dgibié................................Que bonbon fin et gras gibier
Livre , cauille , grive et padri................................Lièvre , caille , grive et perdrix
Qué djoie , qué fête , qué bobance.......................Quelle joie , quelle fête , quelle bombance
Omé né si grande abondance !.............................Au milieu d’une si grande abondance
Les veille beuvin san rôla.....................................Les vieux buvaient sans s’arrêter
Les meilleu vin de l’étrandgié, ..............................Les meilleurs vins de l’étranger
Sans pouellan djama se grisie...............................Sans pourtant jamais se griser
Les djûne préférin tchanta ...................................Les jeunes préféraient chanter
Djure , djinga , rire et dansie................................Jouer , ginguer , rire et danser
Les ôfenol refutissin..............................................les enfants folâtraient
Heulchin , rilin et crisoulin ....................................Huchainet , riaient et s’agaçaient
Djama pu djoyeu tintamâre..................................Jamais plus joyeux tintamarre
De djeu , de neu n’a bru dans l’âre.......................De jour , de nuit n’eut lieu dans l’air
Tout piein de vioulon vioulenin .............................Beaucoup de violons violonnant
Tout piein de chôle , de trompatte ,.......................Beaucoup de flûtes , de trompettes
De gros taimbour , de clarinatte ,..........................De gros tambours , de clarinettes
Et de turlutaine on ollin ........................................Et de turlutes on entendait .

Tout étâ bé pouet ceux qu’y étin ,..........................Tout était beau pour ceux qui s’y trouvaient
Main les voyadjou atardgié....................................Mais les voyageurs attardés
Que n’étin pa initiâ................................................Qui n’étaient pas initiés
En étin tout edjachena...........................................En étaient tout interdits
Et tan que lou sabat dura......................................Et tant que le sabbat durait
I guillin et n’aisin boudgié.......................................Restaient cois et n’osaient bouger
Se l’avin tenta d’appreutchié..................................S’ils avaient tenté d’approcher
Que l’ôssin fâ lou mondre bru.................................Qu’ils eussent fait le moindre bruit
Que quéqu’un les ôsse trévu...................................Que quelqu’un les eut entrevu
On les ara bin lô malchie........................................On les eût bientôt moulus
I tremblin don d’être otodu.....................................Ils tremblaient donc d’être entrevus
Et l’atondin pouet voyadgié....................................Et attendaient pour voyager
Que tchailé sa débarassié......................................Que château fût débarassé
Aussitôt que la râ di djeu.......................................Aussitôt que le point du jour
Chara su l’ôle de la neu.........................................Brillait sur l’aile de la nuit
Lou sabat s’ovoula dans l’âre..................................Le sabbat s’envolait dans l’air
Pu rapidement qu’un trebeu....................................Plus rapidement qu’un trebeu [chariot]
En ressoinan qu’mot lou loinâre...............................En résonnant comme le tonnerre
Se paladja , séparpeulla.........................................il se partageait , s’éparpillait
Sembia fini , requemôça.........................................Semblait finir , recommençait ,
Se repredja n se rembrua .......................................S’arrêtait , se remettait en marche
Et meura quan lou djeu lui ......................................Se mourait quand le jour luisait
Et lou matin tous les souercié...................................Et le matin tous les sorciers
Dans llou lé se trouvia coulchié.................................Dans leur lit se trouvaient couchés

Tristan regarda le mont du Peu qui domine la ville , là où se dressait autrefois l'antique castrum . Rien n'y bougeait , rien n'y luisait . Mais on lui avait tant raconté , lorsqu'il était enfant , que là haut dans des cercles magiques on y faisait apparaître le démon sous la forme d'un grand bouc , qu'il fût parcouru d'un profond frisson , et espéra qu'on viendrait bientôt lui ouvrir !

Ola quelqu'un ? lança t il dans la pénombre qui tombait sur les lieux .
Service de Sa Grandeur Jérôme , Franc Comte , Vicomte Icelieu , et autres terres de grand renom !

Tristan avait préféré spécifier au cas où quelque faquin un peu nerveux lui répondît d'un carreau d'arbalète .


*[HRP : tiré de : Les Sorciers de Laviron – Archives du doubs , Le Pays Comtois , 1936 , pp. 65-67 , cote 800 PR /HRP]